Salarié protégé : peut-on librement modifier ses conditions de travail ?
- 7 déc. 2022
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Dernière mise à jour : 23 déc. 2022

Les représentants du personnel disposent d’une protection contre la rupture du contrat de travail. Chose moins connue, ils font aussi l’objet d’un traitement de faveur s’agissant de l’exécution du contrat. Avant de proposer un aménagement au salarié protégé de son lieu de travail, de ses fonctions ou autres, il faut bien y réfléchir par 2 fois.
Plongeons donc dans cas concrets. Imaginez que votre client est une crèche à située à LYON, qui dispose de 3 sites. Nous allons tenter ensemble de conseiller au mieux la directrice de crèche. Il se trouve qu’un salarié travaille en qualité d’éducateur de jeunes
enfants depuis 30 ans au sein de la crèche et qu’il est membre de la délégation du personnel du CSE. Ces 3 sites sont éloignés d’une distance raisonnable, soit moins de 2 km les uns des autres. Il est stipulé au sein du contrat de travail du salarié que l’affectation du salarié peut être modifiée en fonction des besoins de la crèche. En d’autres termes, il est expressément convenu entre les parties que le lieu de travail n’est pas contractualisé, et que le salarié peut donc être affecté entre les 3 sites.
La directrice de la crèche vous contacte et vous informe de son souhait d’affecter le salarié, qui travaille jusqu’à présent sur le site A, sur le site B. En effet, elle a un projet bien particulier puisqu’elle a recruté de nouvelles personnes sur le site B. La directrice
souhaite valoriser l’expérience du salarié en lui confier la responsabilité d’épauler et d’accompagner aux deux nouvelles éducatrices qui non seulement, viennent juste d’être embauchées mais sont par ailleurs tout juste diplômées. Elle propose donc au salarié de changer son lieu de travail en l’affectant sur le site B pour accompagner ces deux nouvelles recrues.
Contre toute attente, le salarié refuse catégoriquement le changement d’affectation géographique qui lui est proposé. Il vous envoie même un article juridique rédigé par un avocat très connu pour vous convaincre que vous n’avez pas le droit de le changer d’affectation.
Très stressée par la situation, la directrice de crèche décroche son téléphone pour vous demander conseil.
Un peu de théorie : distinguer modification du contrat et simple changement de conditions de travail
Le juge judiciaire distingue les modifications concernant les éléments qui sont de l’essence du contrat de travail et qui nécessitent l’accord du salarié de ce qui ne constitue qu’un simple changement des conditions de travail relevant du pouvoir de
direction de l’employeur.
En effet, depuis 1996, la chambre sociale de la Cour de cassation juge que le refus par le salarié de continuer le travail ou de le reprendre après un changement de ses conditions de travail décidé par l’employeur dans l’exercice de son pouvoir de direction constitue, en principe, une faute grave qu’il appartient à l’employeur de sanctionner par un licenciement (Cass, soc, 10 juillet 1996, n°93-41.137 et 83-40.966).
Cette jurisprudence permet donc de distinguer entre la modification du contrat de travail, qui ne peut jamais faire l’objet de la moindre de sanction de la part de l’employeur dans la mesure où elle constitue le socle contractuel, du simple changement des conditions de travail, qui entre dans la sphère du pouvoir de sanction de l’employeur, au titre du lien de subordination juridique qui lie l’employeur et le salarié.
Cependant, il s’agit là de la position du juge judiciaire, et non du juge administratif. En effet, pour un salarié protégé, dans la mesure où la rupture de son contrat de travail doit être autorisé par l’inspection du travail, en cas de recours, c’est le juge administratif qui devra se prononcer. Or, il peut parfois exister des divergences d’analyse.
La directrice de crèche a bien compris ce principe, mais elle se demande si cette analyse peut être transposée pour un salarié protégé :
C’est à partir de 1997 que le Conseil d’Etat a fait application aux salariés protégés de la distinction nouvelle initiée en 1996 par la Cour de cassation, juge de droit commun du contrat de travail. Ainsi, dans un premier arrêt (CE, 10 mars 1997, n°170.114) relatif à
une modification limitée du lieu de travail refusé par un salarié.
Le Conseil d’Etat a a retenu l’existence d’un “simple changement des conditions de travail … décidé par l’employeur dans l’exercice de son pouvoir de direction,” estimant que “son contrat de travail n’avait fait l’objet d’aucun modification” (en l’espèce, le salarié,
animateur responsable de quartier de ville de Castres, refusait d’être affecté, à rémunération et charge de travail inchangées, dans un autre quartier de la ville”.
Dans une seconde affaire, le Conseil d’Etat f (CE, 27 juin 1997, n°163.522) a estimé que le refus d’une mutation proposée dans la même commune, expressément prévu au contrat de travail, et de l’adoption de quelques tâches de manutention “constituaient, en
l’espèce, non pas une modification du contrat de travail de M. Valadou que ce dernier eut été fondé à refuser sans commettre de faute grave, mais seulement une modification de ses conditions de travail décidée par l’employeur dans l’exercice de son pouvoir de direction “.
A ce stade, vous allez me répondre : what else ? Effectivement, concrètement, qu’est ce que cela signifie ?
La directrice de crèche commence à y voir plus clair, mais ça reste quand même un peu théorique. Au téléphone, elle vous pousse dans vos retranchements et vous demande : and so what ?
Le Conseil d’Etat s’est donc aligné, pour les salariés protégés, sur la jurisprudence de la Cour de cassation, proposant ainsi une lecture binaire très simple :
soit la modification proposée constitue un simple changement des conditions de travail et dans ce cas, le refus du salarié peut être sanctionné, qu’il soit salarié protégé ou non
soit la modification proposée constitue une modification du contrat de travail, l’employeur ne pouvant donc aucunement sanctionner le refus du salarié, qu’il soit salarié protégé ou non
C’est d’ailleurs ce que rappelle à juste titre le Guide publié par la DGT (La Direction Générale du Travail) sur les salariés protégés puisqu’il est notamment indiqué que si l’employeur invoque un changement des conditions de travail au soutien d’une demande de licenciement, ladite “demande doit être présentée sur le terrain disciplinaire, dans la mesure où le refus du salarié protégé est en principe fautif (CE, 6 mai 1996, n°153.102, Caisse d’épargne d’Alsace ; CE, 10 mars 1997, n°170.114, Vincent, Rec. p. 76)”.
Il est précisé que “‘l’autorité administrative saisie d’une telle demande doit préalablement déterminer si le refus du salarié porte réellement, au regard des critères précités, sur un simple changement des conditions de travail décidé par l’employeur dans le cadre de son pouvoir de direction ou, au contraire, une modification du contrat de travail. Dans ce dernier cas, l’autorisation ne peut être que refusée, compte tenu de l’absence de comportement fautif de la part du salarié. Si l’existence d’un refus fautif d’un changement des conditions de travail est établie, la gravité de ce comportement fautif doit être appréciée au regard des critères dégagés par la juridiction administrative pour l’appréciation de la faute (CF. FICHE 6). Le caractère de gravité suffisante doit s’apprécier compte tenu de la nature du changement envisagé, de ses modalités de mise en œuvre et de ses effets, tant au regard de la situation personnelle du salarié que des conditions d’exercice de son mandat. Il ne doit en tout état de cause pas avoir pour objet de porter atteinte à l’exercice de ses fonctions représentatives (CE, 7 déc. 2009, n°301.563, Sté Autogrill Cote France, Tables p. 979 ; CE, 7 déc. 2009, n°305.018 et 305.968, Sté Berry Wood)”.
La directrice de crèche ne semble toujours pas satisfaite parce qu’elle ne comprend pas ce qu’elle peut réellement faire vis-à-vis du salarié ?
Pour en revenir à notre salarié contestataire, toute la question est de savoir si dans sa situation, la proposition formulée constitue un simple changement des conditions de travail ou une modification du contrat de travail.
En la matière, il convient de se référer aux décisions portant sur le lieu de travail et deux situations doivent être distinguées :
Soit le contrat de travail ne contient pas de clause de mobilité, il faut alors se demander si le nouveau lieu d’affectation proposé au salarié est dans le même secteur géographique. Si la réponse est oui, alors il s’agit d’un simple changement des conditions de travail, comme l’a rappelé par deux fois le Conseil d’Etat. La modification du lieu de travail à l’intérieur d’un même secteur géographique constitue un simple changement des conditions de travail (CE, 21 nov. 2012, n°334.658, Mme Ngoc Dien B, arrêt qui est visé par le Guide DGT sur les salariés protégés).
“en l’absence de mention contractuelle du lieu de travail d’un salarié, la modification de ce lieu de travail constitue un simple changement des conditions de travail , dont le refus par le salarié est susceptible de caractériser une faute nature à justifier son licenciement, lequel s’apprécie, à eu égard à la nature de l’emploi de l’intéressé, de façon objective, en fonction de la distance entre l’ancien et le nouveau lieu de travail ainsi que des moyens de transport disponible” ( (CE, 23 décembre 2014, n°364-.616)
Soit le contrat de travail prévoit une clause de mobilité géographique, le refus du salarié de la mobilité constitue une faute (CE, 7 janvier 2004, n°247-128). C’est d’ailleurs ce que rappelle le Guide de la DGT sur les salariés protégés “En cas d’existence d’une clause contractuelle de mobilité géographique dont l’inspecteur du travail doit vérifier la licéité, l’employeur peut modifier, dans le cadre de son pouvoir de direction, le lieu de travail du salarié et le refus de ce dernier de s’y soumettre constitue, en principe, un comportement fautif”
Aussi, la situation est claire, si l’employeur ne peut pas imposer un changement des conditions de travail, il peut cependant en tirer toutes les conclusions utiles et fonder le cas échéant, une demande de licenciement pour un refus qui est nécessairement fautif compte tenu de la jurisprudence précédemment rappelée.
Appliqué à notre situation, il ne fait aucun doute que le refus du salarié de la mobilité géographique constitue une faute qui légitimerait l’engagement de poursuites disciplinaires pouvant aller, éventuellement, au licenciement.
En effet :
soit l’on considère que la a clause contractuelle est très clair: il peut être muté sur les différents sites de la crèche. Il s’agit là donc de la mise en œuvre de la clause de mobilité géographique prévue au contrat.
soit l’on considère que la clause n’est pas suffisamment claire et qu’elle ne peut pas s’analyser en une clause de mobilité : la mutation proposée s’insère dans le même secteur géographique compte tenu de la faible distance à parcourir entre les différents sites.
Super, vous avez réussi à lui expliquer les concepts juridiques, maintenant, place au vrai conseil
Vous croyez vraiment que nous allons vous donner un conseil gratuit ?
C’est votre jour de chance !
Notre métier, ce n’est pas répondre à des questions juridiques, c’est de prendre position et de déployer une stratégie.
Pour ce salarié, il faut donc tenter de trouver un terrain d’entente pour le ramener à la raison. Pour ce faire, il faut travailler sur deux plans :
Premier plan, le projet RH qui se cache derrière l’affectation afin de le valoriser, de le mettre en avant.
Deuxième plan : il faut aussi se montrer ferme et rédiger un courrier explicatif qui se voudrait un peu persuasif. Il faut donc rédiger un courrier mélangeant stratégie RH et
juridiques. Notamment, on pourrait attirer son attention sur les conséquences juridiques éventuelles de son refus :
“Au préalable, je tiens à vous aviser que le changement d’affectation que je vous propose ne constitue nullement une modification de votre contrat de travail mais un simple changement des conditions de travail. La distinction est ici fondamentale car les conclusions que nous pouvons en tirer, d’un point de vue employeur, ne sont pas du tout les mêmes.
En effet, si l’employeur ne peut pas imposer un changement des conditions de travail, il peut cependant en tirer toutes les conclusions utiles. En l’occurrence, si le salarié protégé refuse un changement des conditions de travail, il commet une faute, laquelle peut justifier soit une mesure disciplinaire, soit éventuellement, un licenciement, ce qui ne serait pas du tout le cas d’une modification du contrat de travail. Le refus d’une modification d’un contrat de travail ne peut jamais constituer une faute.
Tout naturellement, je n’ai pas l’intention de tirer de quelconques conclusions quant à votre refus pour l’heure car j’ai l’intime conviction que votre positionnement résulte d’une incompréhension. Toutefois, je vous demande de bien vouloir revenir sur votre position, et d’accéder à ma demande d’affectation.”




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